ÉDITO – ELIANE WAUQUIEZ-MOTTE – MAIRE DU CHAMBON-SUR-LIGNON
Gérard Garouste, l’un des plus grands peintres français contemporains, est venu au Chambon en septembre 2018, accompagné de sa femme Élizabeth. Familier du Talmud, il voulait en savoir d’avantage sur ces jeunes juifs, qui au cœur des heures les plus sombres du nazisme, avaient réfléchi au renouveau de la pensée juive en s’intitulant, avec une touche de provocation, « l’école des Prophètes ». Dans la belle lumière et l’air vif d’une de ces journées d’automne qu’offre le Plateau, nous avons emprunté le chemin qui monte de Chaumargeais à Istor. Là, devant la modeste ferme de la famille Fournier, un lien invisible s’est noué entre le peintre d’aujourd’hui et ces jeunes gens d’il y a 75 ans, porteurs d’espérance. Nous les avons imaginés étudiant le Talmud, à l’orée des grand bois protecteurs en cas de rafle.
À la modestie et au silence des Justes du Plateau, reconnus, méconnus ou inconnus, qui ont fait ce qu’ils pensaient être leur devoir quand tant d’hommes et de femmes, d’enfants frappèrent à leur porte, la peinture de Gérard Garouste apporte un puissant et parfois violent contrepoint. Elle puise son inspiration dans la tradition talmudique, l’horreur de la Shoah et son histoire personnelle. Une œuvre forte à découvrir.
Loin des grandes galeries internationales et des musées prestigieux où ses tableaux sont habituellement exposés, Gérard Garouste a choisi, le temps d’un été, de poser quelques-unes de ses œuvres dans les nouvelles salles du Lieu de Mémoire, agrandi pour mieux accueillir les 13 000 visiteurs par an. C’est pour nous une chance et un honneur. Qu’il en soit remercié.
La peinture de Gérard Garouste est habitée d’histoire et de récits, de personnages bibliques et d’écrits talmudiques inspirés de ses lectures et de sa fréquentation des intellectuels juifs, notamment ceux qui ont séjourné à Chaumargeais près du Chambon pendant la guerre et qui ont influencé de grands penseurs comme Emmanuel Lévinas. Après l’exposition sur les intellectuels présentée à l’été 2018, le Lieu de Mémoire offre cet été aux visiteurs un autre regard sur le renouveau intellectuel juif né sur ce territoire à la fin de la guerre. Du 5 juillet au 29 septembre 2019, l’exposition consacrée à Gérard Garouste propose un parcours entre peinture et textes bi- bliques, entre art et histoire autour d’une sé- lection de tableaux qui entrent en résonnance avec les réflexions initiées par ce groupe de penseurs qui s’est ironiquement surnommé l’« école des Prophètes ».
Que vous évoque le site du Cham- bon-sur-Lignon ? Que ressent-on à expo- ser dans un lieu aussi chargé d’histoire ?
Ce haut-lieu de la mémoire est pour moi très impressionnant. Je suis fier d’être invité à exposer dans un village où l’ensemble des habitants a reçu la distinction rarissime s’agissant d’une attribution collective de « Justes parmi les nations ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’esprit de résistance y a pris des formes diverses, toutes admirables : résistance armée contre le nazisme et résistance intellectuelle d’un groupe de jeunes juifs, mais aussi engagement au profit des générations futures puisque des enfants et des adolescents y ont été accueillis, éduqués et protégés. Je trouve remarquable qu’une telle tradition d’accueil et d’asile aux persécutés soit portée par des Protestants qui furent eux-mêmes poursuivis pour avoir mené un combat, à la fois politique et exégétique, fondé sur la remise en question de textes figés par le dogme. Cette attitude de résistance des premiers protestants est indissociable du secret – leurs offices reli- gieux se déroulaient de nuit sur des autels provisoires, tant le risque était élevé. Ce n’est pas un hasard si les habitants du plateau du Chambon-sur-Lignon ne sont pas tombés dans le piège de la collaboration et ont pris le risque de cacher des centaines d’enfants juifs. Par les temps qui courent, il est important d’honorer ce courage et d’en célébrer la mémoire.
Vous êtes particulièrement sensible à l’une des facettes de cette résistance, incarnée par un groupe d’intellectuels qui a contri- bué au renouveau du judaïsme français. En quoi l’esprit du lieu et singulièrement celui de ces « prophètes » trouve-t-il un prolongement dans cette exposition ? Ou plus généralement, quelle influence ces intellectuels juifs exercent-ils sur votre œuvre ?
Ce groupe est né d’une prise de conscience de la nécessité qu’il y avait à préserver la culture juive à un moment où elle était en danger. Il y avait alors urgence à agir contre l’effacement des mémoires. Il n’est pas indifférent de constater que ce renouveau s’inscrit en France à un moment tragique de son histoire, où le pays est occupé et les Juifs pourchassés. En abordant l’étude des textes bibliques d’un point de vue philosophique, et non religieux, ces intellectuels ont redonné une actualité à une pensée tout à la fois juive et universelle. Ils ont agi en héritiers de la tradition mais dans la perspective de la faire circuler dans la modernité et vers l’avenir. Pour un peintre, qui se situe nécessairement dans une tradition, cette démarche en elle-même est déjà passionnante.
Par ailleurs ces philosophes se sont concentrés sur le versant haggadique du Talmud composé de fables et de contes par l’in- terprétation desquels ils ont revivifié une éthique et une pensée philosophique propre au judaïsme. Ce faisant ils ont ouvert la voie à l’école d’Orsay qui, à son tour, a valorisé quelque chose de très moderne dans le judaïsme. André Neher par exemple, lorsqu’il revisite le Maharal de Prague, donne une actua- lité fascinante au Golem, dont je me suis nourrie dans mes tableaux sur le Faust de Goethe. Marc-Alain Ouaknin avec qui j’étudie le Talmud se situe, par sa liberté d’interprétation, dans la lignée de l’école d’Orsay. Pour un artiste qui partage cet état d’esprit, ces fables sont très inspirantes. Les mythes grecs et chrétiens sur lesquels je me suis penché quand j’ai commencé à peindre, s’ils sont toujours présents dans ma peinture, ont cédé le pas depuis quelques années aux mythes bibliques et aux récits issus du Talmud. Ces derniers constituent pour moi une réserve inépuisable d’images et de réflexions dont le point de départ est souvent une situation irrationnelle voire absurde, ce qui me plait beaucoup. Dans l’esprit talmudique, on ajoute le commentaire au commentaire. Le sens des mots et des récits se révèle à travers des recoupements infinis d’occurrences et d’associations. Toutes proportions gardées, je peins dans le même esprit. Mais je ne suis pas philosophe, en- core moins talmudiste, je suis peintre et la peinture est muette. A partir d’une fable, je me nourris de correspondances entre les mots, les symboles, les couleurs et de tout ce qui peut enrichir l’interprétation…
A votre tour, quelle influence aimeriez-vous exercer, à travers votre peinture, sur le temps présent ? Que voulez-vous transmettre ?
Pour commencer, je dirais que cette exposition tombe à pic à un moment de résurgence de l’antisémitisme en Europe. Elle réactualise l’importance d’une résistance morale qui ne peut s’exercer que par des actes. Nous ne sommes pas ici dans un musée mais dans un village et cet îlot noyé dans l’actualité a déjà fait la preuve qu’il pouvait prendre une importance considérable, à force de détermination. Je pense que notre époque nous invite à rester en éveil, et à considérer Chambon-sur-Lignon comme une forteresse et le symbole de ce qu’il faut protéger. Ma peinture, mon sujet consiste à prendre la Bible en tant que mythe, à l’envisager par le biais de son langage et de sa poésie. J’aimerais transmettre l’idée que la Bible n’est pas de l’histoire ancienne. Les mythes sont intemporels, il faut relire aujourd’hui l’histoire de la reine Esther… Nous avons besoin du récit, à condition de ne pas être dupe de ce qu’il raconte, à condition de savoir l’interpréter. De la même manière, je ne suis pas dupe de mes images et j’invite les spectateurs à ne pas se laisser duper, mais à rester en éveil. Mes tableaux posent des questions que j’adresse aux spectateurs qui, si j’atteins mon but, y apporteront leurs interprétations et leurs propres commentaires. Les mythes ne finissent pas d’être décryptés. En tant que peintre, je participe à cette aventure qui consiste à rendre la Bible actuelle et à trans- mettre son message de tolérance, comme un appel au savoir-vivre ensemble.
BIOGRAPHIE
Artiste français parmi les plus populaires de sa génération, Gérard Garouste occupe une place singulière dans le paysage artistique internatio- nal. Né en 1946, il vit et travaille en Normandie et à Paris.
Représenté dans les années 1980 par le grand marchand américain Leo Castelli, Gérard Ga- rouste a exposé dans le monde entier (États- Unis, Japon, Allemagne, Amérique Latine, Italie) et est présent dans les plus grandes collections publiques, dont celle du Musée national d’art moderne – Centre Georges Pompidou, du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, et du Museum Ludwig de Vienne.
En 1991, il crée l’association La Source, « lieu de libération et de création pour soutenir les enfants défavorisés par l’expression artistique », au sein de laquelle l’artiste est depuis très engagé.
En 2009, la Villa Médicis à Rome lui consacre une grande rétrospective, Le Classique et l’Indien. La même année, dans L’Intranquille : Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, coécrit avec Judith Perrignon, l’artiste livre un témoignage au- tobiographique qui connaît un immense succès critique et public. Il y révèle pour la première fois ses conflits avec un père antisémite et sa lutte contre la folie.
En 2015, La Fondation Maeght lui consacre une grande rétrospective : En Chemin. L’année suivante, une sélection de plus de 100 œuvres, parfois monumentales et donnant un aperçu original de l’ensemble de la carrière du peintre, sont rassemblées au Musée des Beaux-arts de Mons sous le titre Gérard Garouste, à la croisée des sources.
En décembre 2017, Gérard Garouste est élu à l’Académie des Beaux-Arts de Paris. Au prin- temps suivant, il est mis à l’honneur avec trois expositions au Musée de la Chasse et de la Nature, aux Beaux-Arts et à la Galerie Templon, à Paris.
Gérard Garouste « En chemin »
Projection du documentaire, écrit par Stéphane Miquel et réalisé par Vivien Desouches
(2017, 52 min)
Mercredi 3 juillet 21h
Cinéma Scoop, projection suivie d’un débat
D’un trait mosaïque
Conférence de Gérard Rabinovitch, philosophe, sociologue, directeur de l’Institut européen Emmanuel Lévinas et auteur du catalogue de l’exposition Gérard Garouste et l’école des Prophètes
Jeudi 4 juillet 18h30 Lieu de Mémoire
Gérard Garouste : savoir s’égarer
Conférence d’Olivier Kæppelin, historien de l’art
Vendredi 5 juillet 19h
Espace d’art contemporain Les Roches
Conférence de Thomas Lovy, historien de l’art
Samedi 6 juillet 18h30 Maison des Bretchs
LIEU DE MÉMOIRE,
un site unique en France dédié à l’engagement des Justes.
Les Justes nous montrent qu’il y aura toujours des hommes et des femmes, de toutes origines et dans tous les pays, capables du meilleur. À l’exemple des Justes, je veux croire que la force morale et la conscience individuelle peuvent l’emporter. La Shoah est « notre » mémoire mais elle est aussi « votre héritage ».
Simone Veil : ancienne présidente du Parlement européen, membre du Conseil constitutionnel, discours aux Nations Unies, 2005.
Seul musée en France consacré aux différentes formes de résistances pendant la Seconde Guerre mondiale pour sauver des personnes pourchassées, Il aborde la résistance « civile », la résistance « spirituelle » à travers des personnalités qui ont marqué le territoire et la résistance armée. La muséographie propose un parcours avec plusieurs niveaux de lecture pour favoriser la visite en famille et le jeune public. Des documents d’archives, des photographies, des films de l’époque facilitent la compréhension des dif- férentes thématiques de l’exposition permanente. Dans chaque salle, les outils audiovisuels offrent une médiation qui répond aux attentes des jeunes.
Un espace mémoriel complète le parcours historique car pour comprendre cette résis- tance du quotidien, le Lieu de Mémoire a rassemblé de nombreux témoignages, recueillis depuis les années 1970 jusqu’aux années 2000 avec les « enfants cachés ». Ces acteurs, adultes ou enfants à l’époque, apportent leur éclairage en complétant le parcours historique. Dans la « salle des té- moignages », des écrans tactiles permettent d’accéder à leurs voix et à leurs visages, va- lorisant un patrimoine oral, resté jusqu’à au- jourd’hui, largement méconnu.
Un service des publics en partenariat avec l’Éducation nationale propose de nom- breuses activités. Pour les élèves, le parcours historique permet d’aborder les programmes d’histoire, mais aussi d’autres disciplines comme le français, la géographie, l’instruc- tion civique ou les arts visuels. Les théma- tiques trouvent aussi une résonance avec les programmes de l’enseignement moral et civique, l’engagement des Justes fait écho aux notions d’engagement, de jugement, de sensibilité et de libre arbitre abordées lors du parcours citoyen des élèves. Les visites et les ateliers pédagogiques font de l’élève un ac- teur de sa visite. L’accueil des groupes s’orga- nise autour de la visite du parcours historique et d’un atelier qui peut se poursuivre par un parcours dans le village autour de sites emblématiques.
Le Lieu de Mémoire a été installé dans une pe- tite maison ancienne en face du temple, sur laquelle avait été apposée la plaque commé- morative de 1979 et une partie désaffectée de l’école primaire. L’ensemble a été rénové par le cabinet d’architecture David Fargette qui avait participé à la rénovation de l’Hôtel-Dieu au Puy-en-Velay avec l’architecte Jean-Michel Wilmotte. La scénographie a été réalisée par le cabinet Les Charrons de Saint-Etienne.
En 2014, un « jardin de la mémoire » a été of- fert aux habitants par un mécène dont la mère et l’oncle ont été cachés dans le village pen- dant la guerre. Réalisé dans la parcelle atte- nante qui était autrefois un potager, ce jardin a été créé par le paysagiste Louis Benech, la commande publique d’une œuvre de l’artiste PaulArmand Gette « la mémoire du souvenir » complète cette ensemble.
Cette année, le Lieu de Mémoire inaugure de nouveaux espaces avec une salle pédago- gique à l’étage et une nouvelle salle au rez- de-chaussée où est présentée l’exposition de Gérard Garouste.
Depuis son ouverture au public en juin 2013, le Lieu de Mémoire du Chambon organise ré- gulièrement des expositions temporaires en lien avec les thématiques du parcours permanent. En 2014, Avigdor Arikha, images du royaume des morts, dessins d’enfance faits en déportation 1942-1943 a permis au public français pour la première fois de découvrir ses dessins d’enfance dans un camp en Ukraine (commissaire invité Jean Clair). En 2015, Enfants d’ici, enfants d’ailleurs une exposition du photographe Marc Riboud. Durant l’été 2016, l’exposition Destins d’enfance. Histoire de maisons d’enfants au Chambon-sur-Lignon et ailleurs a retracée l’histoire du village du Chambon marqué par l’accueil de l’enfance et notamment de nombreux enfants juifs pen- dant la guerre.
En 2017, une exposition historique pour le 500e anniversaire de la Réforme, Parcours croisés, juifs et protestants 1517-2017, a été réalisée en partenariat avec le musée d’art et d’histoire du Judaïsme (commissaires invités Patrick Cabanel et Paul Salmona). Cette exposition a permis d’exposer de nombreux objets provenant du mahJ et de collections privées. L’exposition réalisée en 2018 était consacrée aux Écrivains et penseurs autour du Cham- bon-sur-Lignon 1900-1950 dont le commissariat a été assuré par la sociologue Nathalie Heinich, elle sera de nouveau présentée dans le préau de l’école maternelle durant l’été 2019.
INFORMATIONS PRATIQUES
OUVERTURE : Du mardi au dimanche de 10h à 12h30 et de 14h à 18h.
TARIFS
Plein tarif : 5€
Tarif réduit : 3 € (collégiens, lycéens, étudiants, demandeurs d’emploi, malentendants, malvoyants, personnes à mobilité réduite – sur présentation d’une carte). Groupes : 3,5 €/ pers. (minimum 10 personnes).
Forfait visite guidée : 30 €/groupe.
L’entrée donne accès à l’exposition et au parcours permanent du Lieu de Mémoire.
VENIR AU CHAMBON
Accès depuis Paris en TGV jusqu’à Saint-Étienne Chateaucreux, puis 50 min. de voiture (ligne de bus régulière).
Aéroport Le Puy-Loudes (ligne régulière depuis Orly), puis 40 min. de voiture.
Lieu de Mémoire
23, route du Mazet – 43400 Le Chambon-sur-Lignon +33 (0)4 71 56 56 65
www.memoireduchambon.com mail : accueil@memoireduchambon.com