CHANEL s’associe à La Cinémathèque française pour la rétrospective Jean-Luc Godard du 8 janvier au 1er mars
Riche de deux centaines de films, à bras le corps avec les injustices de l’histoire collective, en dialogue avec l’ensemble des autres arts, l’œuvre de Jean-Luc Godard n’a cessé d’interroger les puissances de l’image et de réinventer le cinéma.
Cinémathèque Communication ©
HONNEUR À VOTRE EGO, M. GODARD
« Honneur à votre ego » : la formule remplace « bonjour » dans le monde d’Anticipation (1967), un monde radioactif, sous contrôle, informatisé, divisé en corps exploités et clients prédateurs, où le langage s’est appauvri jusqu’à ne plus pouvoir s’articuler, où les images ne servent plus qu’à cataloguer des biens de consommation, d’où la grâce s’est volatilisée en raison de la spécialisation fonctionnelle des êtres humains — quelle différence avec le nôtre, un demi-siècle plus tard, qui cultive le narcissisme comme meilleur instrument de réification ?
HONNEUR
Comment accepter les honneurs d’un monde où le cinéma équivaut à l’industrie du luxe dans la société du spectacle, elle-même province de la falsification dans la société de contrôle ?
Les honneurs, pointe avancée de tout ce que Jean-Luc Godard récuse, dès lors, occasions de ses flèches parmi les plus acérées et pénétrantes.
Ainsi, en 1968, ce télégramme au National Film Theater : « Si je ne suis pas là, prenez une personne dans la rue, la plus pauvre si possible, donnez-lui 100 livres et parlez avec elle d’image et de son, et d’elle vous apprendrez beaucoup plus que de moi car c’est le pauvre peuple qui invente vraiment la langue – votre anonymous godard. »
Ainsi, en 2015, ce refus auprès du Conseil fédéral suisse : « Alors je rentre à la maison / avec Les Cendres de Gramsci / un poème de Pasolini / ça parle de l’humble corruption » (Remerciements de Jean-Luc Godard à son Prix d’honneur du cinéma suisse).
À (QUOI BON ?)
Quelles images, alors, et à quoi bon ?
En premier lieu, des images au combat, à l’offensive, qu’elles choisissent le noir du suspense critique (passim), le rouge de Gérard Fromanger (Film-Tract n° 1968), le blanc du silence : « Une minute de silence-image pour toutes les images absentes, images censurées, images prostituées, images critiquées, images dévoyées, images enculées, images matraquées par tous les gouvernements de toutes les télévisions et tous les cinémas occidentalisés, qui font rimer information et répression, ordure et culture. » (Le Gai savoir, 1968)
Ensuite, des images en chantier, en plein travail : le cinéma selon Godard est ce champ symbolique capable de tout (réflexion, destruction, action, passim), coupable de plus encore – d’avoir manqué son principal rendez-vous avec l’horreur (Histoire(s) du cinéma, 1988-1998), d’arriver trop tard après le désastre (« Tu n’as rien vu à Hiroshima, Leningrad, Dresde, Madagascar, Hanoï, Sarajevo… », Journal des réalisateurs, 2008), à l’instar du petit opérateur des Espions (1928) de Fritz Lang impuissant face à la collision des trains.
Mais, pour peu qu’il anticipe le désastre, que pourrait-il bien sauver (Film socialisme, 2010) ?
Des images, alors, en forme de flammes éclairant la nuit après que tout a disparu (Dans le noir du temps, 2002), brûlant d’espérance bien après que les combats sont perdus (Le Livre d’image, 2018), des images en formes d’explosion inouïe, préfigurées sur un mode euphorique par les courts-circuits radieux que produisaient les protagonistes d’Anticipation, alerte, « Ils font le langage et l’amour et le bonheur en même temps ».
Des images, enfin, qui viennent des peuples et qui appartiennent aux peuples, parce que « même quand Mozart s’inspirait d’une fanfare de village, c’était toujours pour un prince.
Et le cinéma a apporté la force de Mozart et de Picasso dans l’Himalaya, aussi bien que dans un village suisse ou andin ». (« Alfred Hitchcock est mort », 1980).
C’est pourquoi il faut les aimer, ces pauvres images, ce qui suppose de perpétuellement les exhumer, transférer, raviver, métamorphoser… « L’œuvre de la vision est faite, fais désormais l’œuvre du cœur auprès des images en toi. » (Jean-Luc Godard, « Lettre non-envoyée à Mme Anne-Marie Miéville », 1985).
VOTRE EGO
Moins égotiste, serait-ce possible ?
Anonymous Godard, le hérault de la Politique des Auteurs qui aurait pu comme tant d’autres capitaliser sur sa gloire, s’est collectivisé dans le Groupe Dziga Vertov, métamorphosé en JLG, dissous dans l’instance narratrice des Histoire(s) du cinéma à travers laquelle murmurent et bruissent « eux tous », c’est-à-dire les oubliés, les victimes, les nus et les morts, que devraient mieux protéger les vivants.
L’autoportrait (JLG/JLG, 1995), l’autobiographie (passim), deviennent prismes cinétiques pour accéder à d’autres formes de sujet, de conscience, de persona, qui tiennent plus de l’antique rhapsode ou du colporteur raconté par Charles Ferdinand Ramuz que de l’esprit absolu hégélien.
« Il y avait un roman de Ramuz qui racontait qu’un jour, un colporteur arriva dans un village au bord du Rhône et qu’il devint ami avec tout le monde parce qu’il savait raconter mille et une histoires.
Et voilà qu’un orage éclate et dure des jours et des jours et des jours. Alors le colporteur raconte que c’est la fin du monde.
Mais le soleil revient enfin et les habitants du village chassent le pauvre colporteur.
Ce colporteur, c’était le cinéma. » (Histoire(s) du cinéma, 4b, 1998)
M. GODARD
Depuis son entrée en cinéma, il est le souverain du pays des Images mais il y vit en paria, en déserteur, en perpétuel révolté et en parfaite autonomie.
Depuis tous les arts, ils l’ont vu et formulé, de Louis Aragon à Ange Leccia, de Richard Hell (« Depuis 1959, Godard est le plus grand cinéaste du monde ») à François Truffaut : « Pourquoi suis-je venu me joindre aux producteurs de Deux ou trois choses que je sais d’elle ?
Est-ce que parce que Jean-Luc est mon ami depuis bientôt vingt ans ou parce que Godard est le plus grand cinéaste du monde ?
Jean-Luc Godard n’est pas le seul à filmer comme il respire, mais c’est lui qui respire le mieux.
Il est rapide comme Rossellini, malicieux comme Sacha Guitry, musical comme Orson Welles, simple comme Pagnol, blessé comme Nicholas Ray, efficace comme Hitchcock, profond, profond, profond comme Ingmar Bergman et insolent comme personne. »
Oui, si grand, parce qu’indissociablement le plus critique, inventif et aimant.
Nicole Brenez