DEUX GRANDES CAPITALES , DE DEUX GRANDS EMPIRES DISPARUS
Par Benjamin Stora, président du conseil d’orientation du Palais de la Porte Dorée
Paris et Londres ont été les capitales des deux plus grands empires coloniaux. Ces empires vont disparaître dans les années 1960. L’exposition « Paris-Londres. Music Migrations 1962-1989 » réalisée par le Musée national de l’histoire de l’immigration aborde cette période charnière.
Au prisme de la décolonisation, ces métropoles ont dû redéfinir les relations bâties avec leurs anciennes colonies. Ce basculement géopolitique insère les deux villes dans des systèmes migratoires hérités de leur passé colonial ; leurs politiques publiques sont axées sur le caractère transitoire de ces immigrations postcoloniales en métropole et sur les difficultés d’intégration à la communauté nationale. Cependant, dès les années 1960, la France et la Grande-Bretagne entament une période de forte croissance économique et font appel à une main- d’œuvre immigrée en provenance des anciennes colonies, notamment dans les industries en déclin et les services publics. La vulnérabilité des populations immigrées contraste avec les bénéfices de la société de consommation.
Si les conflits de la décolonisation ont eu des développements différents en France et Grande- Bretagne (au cœur des traumatismes, la guerre d’Algérie pour l’une et la partition de l’Inde pour l’autre), l’exposition montre que ces pays partagent un même processus de fabrication des imaginaires sur l’immigration et de « mémoires de revanche ». Le paradoxe est identique : ces migrations sont économiquement souhaitées mais politiquement refoulées.
L’exposition compare deux histoires urbaines dont les voies sont inversées. La relation entre centre et périphérie engage des processus de paupérisation opposés : à Londres, la ségrégation touche les quartiers centraux alors qu’à Paris, c’est surtout la banlieue des grands ensembles.
Ces zones de relégation de l’immigration vont être le théâtre, dès les années 1960, des révoltes contre la pauvreté, les violences et les discriminations. Mais aussi des espaces alternatifs animés par des artistes marginaux où des cultures underground se mêlent aux cultures immigrées. Londres précède Paris d’une décennie. Les affrontements de la jeunesse contre les violences subies y engendrent un militantisme qui va investir la musique comme canal principal des luttes urbaines. Il faut attendre la fin des années 1970 pour que Paris emboîte le pas en tissant des liens avec Londres. Une chronologie des mouvements antiracistes et des luttes politiques des immigrés rythme ainsi l’exposition. Les lieux de production et de diffusion musicales, font des deux métropoles les hauts lieux de la créativité.
L’exposition « Paris-Londres. Music Migrations 1962-1989 » propose un premier inventaire des recherches sur l’histoire des migrations à l’échelle des quartiers et des réalités quotidiennes. Observer ces infraterritoires nous éloigne des généralisations et des clichés. Le catalogue établit un socle de connaissances entre deux pays dont les échanges scientifiques sont anciens. Il restitue, puis dépasse les débats particulièrement vifs qui ont opposé, de part et d’autre de la Manche, deux modèles de société : la voie du « communautarisme » à l’anglaise et celle de « l’assimilation républicaine » à la française. D’un côté le langage universel se déploie par l’action des arts, mais les populations victimes du racisme et de l’exclusion s’approprient ces arts comme une arme de révolte ou de reconnaissance identitaire, parfois à l’encontre de l’universel.
Paris et Londres ont évolué dans un espace mondial en pleine reconfiguration. Aujourd’hui,si elles ont acquis le statut de ville mondialisée, c’est grâce à cette histoire immigrée, culturelle et militante, complexe et heurtée. Malgré des positionnements différents, les deux villes ont avancé ensemble et de manière connectée, sur la voie de la mondialisation. À l’heure où le Brexit renforce l’option pour l’isolationnisme en Grande-Bretagne, une séparation radicale entre les deux capitales paraît impossible, tant elles sont fabriquées d’une même étoffe, celle des sociétés libres et humaines, unies dans la vie et la culture, dans l’effervescence.
Du début des années 1960 à la fin des années 1980, de multiples courants musicaux liés aux flux migratoires ont transformé paris et londres en capitales multiculturelles. Paris-Londres. Music Migrations propose un parcours immersif et chronologique pour traverser ces trois décennies décisives de l’histoire musicale des deux villes.
Paris-Londres, Music Migrations explore les liens denses et complexes entre migrations, musiques, luttes anti-racistes et mobilisations politiques. L’exposition montre comment plusieurs générations d’immigration dans ces deux anciennes puissances coloniales se sont emparées de la musique pour faire entendre leurs droits à l’égalité, revendiquer leur place dans l’espace public, et contribuer aux transformations à la fois urbaines, économiques et culturelles des deux pays.
Véritable expérience musicale et visuelle, Paris-Londres. Music Migrations présente plus de 600 documents et œuvres d’art liés à la musique. Le parcours déploie de riches séries de photographes comme James Barnor, Charlie Phillips, Pierre Terrasson, Philippe Chancel, Syd Shelton et les différentes sections de l’exposition sont jalonnées d’œuvres et d’installations d’artistes contemporains et des commandes ont été passées à Hervé Di Rosa et Martin Meissonnier.
La playlist de l’exposition fait entendre le reggae-punk de Poly Styrene, le makossa de Manu Dibango, le raï vintage de Cheikha Rimitti, le ska de Desmond Dekker, le r&B de Soul II Soul, lemandingue de Salif Keïta, le blue beat de Millie Small, la chanson algérienne de Noura, le punksans frontière de Rachid Taha, l’asian underground d’Asian Dub Foundation, la rumba rock de Papa Wemba, le reggae roots d’Aswad, le chaâbi de Dahmane El Harrachi, la poésie dub de Linton Kwesi Johnson, le zouk de Kassav’, l’electro-rap de Neneh Cherry, l’afro-reggae d’Alpha Blondy, lereggae légendaire de Bob Marley, le raï moderne de Khaled, le rock métissé des Négresses Vertes, le rhythm’n’blues de Vigon, la juju music de King Sunny Ade…
Dans un contexte européen de repli national et de volonté de fermeture des frontières,l’exposition, qui ouvrira quelques semaines avant le Brexit, prévu le 29 mars 2019, se place au cœur de la plus brûlante actualité.
PARIS-LONDRES : EMMERGENCE DES MUSIQUES DE L’IMMIGRATION
Paris et londres partagent une histoire parallèle de capitales d’empires coloniaux jusqu’au milieu du 20e siècle et celle d’une longue décolonisation s’amorçant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Du début des années 1960, ponctué par les indépendances de l’Algérie (5 juillet 1962) et des Caraïbes, notamment la Jamaïque (6 août 1962) et Trinidad (31 août 1962), à la fin des années 1980, où s’ouvre l’ère de la mondialisation libérale et du « village global », Paris et Londres se développent au rythme de la prospérité économique des Trente Glorieuses. Entrées de plain- pied dans la société de consommation, les deux capitales connaissent de profondes mutations technologiques et de modes de vie. leurs jeunesses aspirent à plus de liberté et à une émancipation culturelle nouvelle.
Paris et Londres accueillent d’importants flux migratoires liés à la demande de main-d’œuvre de travailleurs immigrés. Les deux villes peuvent être qualifiées de « villes hypercoloniales » où les cultures, notamment musicales, des premières générations d’immigration vont s’exprimer dans les cafés parisiens de Barbès, les clubs de Soho ou de Camden Town, les salles de concerts des quartiers populaires ou de banlieue, les squats du centre de Londres ou de la périphérie de Paris, , les MJC et les studios d’enregistrement, avant les grandes marches et des manifestations antiracistes de la fin des années 1970 et du début des années 1980.
Période charnière, les années 1960 sont marquées par les retombées d’une prospérité économique inégalée et par les transformations du paysage urbain que connaissent, à des degrés différents, la France et le Royaume-Uni. À Londres comme à Paris, la jeunesse s’empare de la musique, du rock’n’roll, de la pop, du yéyé, pour exprimer et trouver son identité. La radio, mais aussi la télévision à ses débuts, les fanzines, l’engouement pour des chanteurs ou des groupes devenant de nouvelles idoles (Johnny Hallyday, les Beatles) dessinent les contours d’une « culture jeune » et donne à toute une génération les médiums de sa visibilité et de sa reconnaissance.
LES PARCOURS MUSICAUX DE L’IMMIGRATION
Si le phénomène paraît encore marginal au moment des indépendances des pays ex-coloniaux, musiciens et chanteurs issus des premières immigrations postcoloniales commencent à infuser les scènes musicales parisiennes et londoniennes.
À Paris, une première génération d’artistes immigrés adopte le registre de la nostalgie et de l’exil, parfois soutenu par un engagement militant en faveur des indépendances.
• Cheikha rimitti, chanteuse algérienne considérée comme la « mère » du raï moderne influencera toute une génération d’artistes comme Khaled et Rachid Taha.
• Dahmane el Harrachi, auteur-compositeur et chanteur algérien de musique chaâbi, se produira pour la première fois en France en 1952.
• Noura, chanteuse née en Algérie est arrivée en 1959 à Paris. Elle connaît un immense succès auprès de la diaspora maghrébine
• Warda eldjazaira, née à Paris avant-guerre, fait ses débuts dans les années 1950 dans le cabaret le Tam-Tam, au Quartier latin. Elle est l’une des plus populaires vedettes de la chanson arabe des années 1960-1970.
À Londres, le blue beat, le rocksteady et le ska illustrent la rencontre entre la musique jamaïcaine et la culture rock anglaise. Le ska naît dans la Jamaïque des « sound systems » à la fin des années 1950, où se mêlent des influences musicales diverses (le jazz afro-américain, le gospel, le boogie-woogie, le merengue, le calypso, le scat, les musiques africaines et cubaines, le rock’n’roll). Parmi les acteurs incontournables de cette scène foisonnante venue d’une Kingston désormais indépendante émergent les noms de :
• prince Buster : en 1960, cet artiste jamaïcain parmi les plus importants de son époque. Son plus gros succès sera, en 1964, Al Capone. Il est souvent accompagné par l’un des groupes de ska les plus fameux, les Skatalites.
• Desmond Dekker : originaire de Kingston, il sort son premier single, Honor Your Father and Mother, en 1963. Ses textes particulièrement engagés dénoncent la pauvreté et l’esclavage (Pretty Africa, 1967 ; Israelites, 1969). Son succès permet de faire connaître à un public international la musique jamaïcaine.
• Millie small : c’est par cette jeune chanteuse jamaïcaine et son « tube » My boy lollipop, en 1964, que le ska connaît son premier grand succès international.
PARIS-LONDRES. LES BANDES SONS DES LUTTES ANTI-RACISTES ET DE L’EGALITE DES DROITS
1973 : premier choc pétrolier. L’Europe occidentale entre dans un contexte de récession économique. De part et d’autre de la Manche, les politiques migratoires des gouvernements français et britannique se durcissent, les conditions de vie des populations immigrées dans les cités HLM et les banlieues, ou dans les quartiers en déshérence du centre londonien, demeurent, bien souvent, ignorées. La montée de l’extrême-droite et l’affirmation d’un discours politique raciste constituent le terreau de nouvelles mobilisations. Les scènes rock parisienne et londonienne se mobilisent autour de l’antiracisme. Le concert, les grandes marches vont être les moyens privilégiés d’expression d’une protestation et d’une visibilité revendicatrice, mais également d’un nouveau lieu de luttes communes, d’échanges et de rencontres.
En Grande-Bretagne, le Carnaval de notting Hill dès 1966, puis, à partir de 1976, la série des concerts « rock against racism » ; en France, se faisant écho quelques années plus tard, le réseau de concerts spontanés de « rock against police », entre 1980 et 1983, sont les vecteurs de cette lutte contre le racisme et pour une égalité des droits.
À londres : du festif au manifeste
Dès les années 1950, le mouvement ouvrier blanc des Teddy Boys manifestent son hostilité à la présence de familles originaires des Caraïbes dans le quartier de Notting Hill. À la fin de l’été 1958, des émeutes éclatent. En réaction, la communauté afro-caraïbéenne de londres crée le Carnaval de notting Hill qui se tient pour la première fois en 1966, et dont l’une des figures emblématiques est Claudia Jones, originaire de Trinitad, féministe, communiste et antiraciste. Dans les années 1970 et au début des années 1980, le Carnaval reste le lieu d’affrontements entre la police et les jeunes issus de l’immigration, notamment en 1976. Sous la forme d’un défilé de quartier, le Carnaval, expression culturelle et musicale de la communauté caraïbéenne, s’est transformé peu à peu en manifestation polyethnique. aujourd’hui, soutenu par les pouvoirs publics, il est présenté comme un symbole de la « diversité multiethnique » de la capitale britannique.
Au début des années 1970, sous l’influence des discours racistes du député conservateur Enoch Powell, la dénonciation de l’immigration et des flux migratoires devient un enjeu de politisation de la société britannique. La montée du National Front lors des différentes élections, les déclarations racistes d’Eric Clapton et de David Bowie en 1976, mobilisent un certain nombre de musiciens anglais autour de Rock Against Racism, fondé, en 1976, par Red Saunders et Roger Huddle. Le premier concert, organisé par RAR et l’Anti-Nazi League, a lieu à Victoria Park au printemps 1978 et réunit 100 000 personnes. Le concert est précédé d’une marche à travers Londres, depuis Trafalgar Square (autour des quartiers des minorités) jusqu’à l’East End (l’un des quartiers où le National Front remporte ses succès). the Clash, steel pulse, X-ray spex, the ruts, sham 69, Generation X, tom robinson Band se produisent, laissant aussi apparaître un lien souvent méconnu entre rock et punk.
PARIS-LONDRES : L’âGE D’OR DE LA SONO MONDIALE
Le tournant des années 1980 est un moment privilégié de mise en connexion des artistes entre paris et londres. C’est le cas de rachid taha du groupe Carte de séjour, Mick Jones du groupethe Clash. À Londres sont produits et diffusés des artistes comme Fela Kuti, salif Keita, Youssou n’Dour, alpha Blondy… Les mobilisations politiques antiracistes et les grands concerts participent de ces jonctions musicales. Les styles musicaux produits, diffusés et écoutés à Paris, notamment avec la multiplication des radios libres, et à Londres contribuent à redéfinir les frontières musicales et à donner aux deux villes leur visage de « villes globales ».
Paris et londres, capitales multiculturelles
À la fin des années 1980, l’organisation de grands événements rassemblant des centaines de personnes et largement diffusés consacrent l’identité multiculturelle de Paris et de Londres : le concert sos racisme ou « concert des potes », le 15 juin 1985, place de la Concorde ; à Londres, le grand concert anti-apartheid pour les 70 ans de Nelson Mandela alors toujours détenu dans les prisons d’Afrique du Sud, le 11 juin 1988, au stade de Wembley ; le défilé du bicentenaire de la Révolution française, organisé par Jean-Paul Goude et Wally Badarou, le 14 juillet 1989.
LES MARGE SURBAINES : aux origines du rap et du r&B
Paris et Londres, capitales mondialisées, abritent des lieux d’écoute de nombreux styles musicaux héritiers des différents courants migratoires. À paris, le raï s’écoute à la Goutte d’or, les musiques africaines s’enregistrent dans les studios de paris et de sa banlieue, et les rencontres se font dans les salons de coiffures et chez les disquaires. Le rap, qui connaît une écoute grandissante, associé à la « question des banlieues » telle qu’elle s’articule à la fin des années 1980, et surtout une poésie de la langue et de la réalité quotidienne, avec des artistes comme MC solaar, ntM ou iaM.
À londres, le Bhangra se développe au croisement de la musique et de la danse traditionnelle du nord de l’Inde et des rythmes contemporains. Le style asian Underground y trouve aussi ses figures emblématiques : talvin singh et le collectif anokha, nitin sawhney, transglobal Underground, et surtout asian Dub Foundation. Quant au r&B, qui succède au Lovers Rock, il imprime sa marque dans les clubs de londres.
Dans les deux capitales, le monde de la nuit et des discothèques avec ces lieux devenus mythiques comme Le Palace à Paris, La Main bleue à Montreuil ou l’Electric Ballroom à Camden, le Fridge à Brixton, contribuent à dissoudre les frontières musicales, d’identité, d’appartenance et de genre.
Informations pratiques
accès : 293, avenue Daumesnil – 75012 Paris
Métro 8 – Tramway 3a – Bus 47 – Porte Dorée
Les personnes à mobilité réduite accèdent au Palais au 293, avenue Daumesnil (entrée administrative).
Horaires : Du mardi au vendredi, de 10h à 17h30.
Le samedi et le dimanche, de 10h à 19h.
Fermeture des caisses 45 minutes avant la fermeture. Fermé les lundis, le 25 décembre et le 1er janvier. Ouvert le 11 novembre.
tarifs : 6 € (gratuit pour les – de 26 ans et pour tous le 1er dimanche de chaque mois).