LE MONDE SELON ROGER BALLEN
À l’origine d’un style unique qu’il décrit lui-même comme « ballenesque », Roger Ballen est l’un des photographes les plus importants de sa génération. Après avoir acquis une reconnaissance internationale en collaborant notamment avec le groupe Die Antwoord, il utilise depuis peu dessins, peinture, collages et différentes techniques sculpturales pour créer des installations élaborées, inventant une nouvelle esthétique hybride encore fermement enracinée dans l’art photographique. Pour la première fois en France, La Halle Saint Pierre propose avec l’exposition Le Monde selon Roger Ballen une véritable rétrospective de cet artiste hors-normes, avec également des installations inédites produites in situ.
PRÉSENTATION DE L’EXPOSITION PAR MARTINE LUSARDY
Roger Ballen règne sur le monde noir et blanc de la psyché humaine. Troublante, provocante et énigmatique, l’œuvre du photographe sud-africain d’origine américaine, géologue de formation, exprime le sentiment de confusion de l’homme confronté au non-sens de son existence et du monde même. Ballen en chaîne depuis plus de trente ans les expositions dans les hauts lieux de la culture. Si chacune d’entre elles est un événement, son choix d’exposer à la Halle Saint Pierre, musée atypique consacré à l’art brut et aux formes hors normes de la création, marque son indépendance vis-à-vis des modes artistiques. Pour la Halle Saint Pierre la collaboration avec Roger Ballen est une invita- tion à mettre à l’œuvre – ou à l’épreuve – cette altérité artistique et culturelle que représente l’art brut. L’artiste n’a cessé de soutenir dans son rapport à la création un art qui s’origine dans les couches profondes de l’être humain ; il n’a cessé de tendre, à la manière d’Antonin Artaud, vers un art d’appel à l’origine.
À l’automne 1973, Ballen quittait les États-Unis pour un voyage de cinq ans qui le conduisit sur les routes du Caire à Cape Town, d’Istanbul à la Nouvelle-Guinée. De retour aux États-Unis en 1977, Ballen y termine son premier livre de photographies, Boyhood (1979) – vision per- sonnelle du thème intemporel de l’enfance –, et obtient en 1981 son doctorat en écono- mie minière. L’année suivante, il s’installe en Afrique du Sud, à Johannesburg, mais la sé- curité matérielle que lui procure le métier de géologue ne met nullement un terme à ses in- terrogations sur le sens de la vie. Et c’est muni de son appareil photo qu’il se livre à une autre activité : l’investigation d’une Afrique du Sud pauvre et profondément rurale, une Afrique re- foulée, comme métaphore d’un voyage introspectif, identitaire et esthétique. Lorsque Roger Ballen photo- graphie ces Sud-Africains mar- ginalisés par la peur, la misère et l’isolement, il transforme le temps de ceux-là mêmes qui vivent dans le monde du geste répétitif et absurde en un autre temps où ils deviennent les auteurs d’un univers plastique qu’ils ont engendré.
Dans Dorps, Small Towns of South Africa (1986), Ballen nous montre ces petites villes d’Afrique du Sud en pleine décadence, avec leurs architectures et leurs habitants. Attiré par « leur gloire croulante et décolorée avec leur avant-goût de décrépitude et leurs restes de promesses inaccomplies », il entre littéralement et métaphoriquement dans cet univers dont il enregistre les anomalies visuelles et culturelles comme les signes d’une culture agonisante. Puis il dresse avec Platteland (1994) le portrait réaliste et pitoyable du monde rural pendant l’Apartheid. Il photographie dans leur quotidien et leur intimité les protagonistes d’un désarroi politique, économique et racial avec leurs dégâts physiques et psychiques. Mais plus que les événements eux-mêmes ce sont leurs manifestations comme drames visuels qui, à ses yeux, font sens. Beaucoup de murs qu’il a photographiés revêtent selon lui la qualité d’œuvres d’art et auraient leur place dans un musée. Pour le photographe, il ne s’agit donc pas seulement d’une prise de conscience mais aussi d’une prise de vision. En effet, bien qu’habitées par une force documentaire et sociale inévitable, ses photographies ne sont pas des images déterminées socialement. L’acte de photographier s’impose, non comme un témoignage, mais comme un devoir de transfiguration. Ce sont les profondeurs de l’âme humaine que la photographie de Roger Ballen explore, là où le monde qui a perdu le sens de l’équilibre a laissé le trouble de sa trace.
Depuis 1995, les expérimentations visuelles de Ballen rendent continuellement incer- taines les frontières entre réalité et fiction. Passant d’une esthétisation du réel à une esthétisation de l’inconscient, sa photo- graphie creuse un paysage mental qui n’est pas sans évoquer les paysages mentaux de Dubuffet, ces « paysages de cervelle » par lesquels le peintre visait à restituer le monde immatériel qui habite l’esprit de l’homme1. Mais c’est surtout avec le théâtre de Samuel Beckett, à qui il consacra un film en 1972, que l’ensemble de l’œuvre de Roger Ballen entre en résonance. Il exprime un même sentiment de confusion et d’aliénation face à un monde incompréhensible et irrationnel où l’homme désarmé, dépossédé, porte en lui le poids de la condition humaine. Tout comme Beckett, Ballen rend cette réalité dans toute sa cruauté et son absurdité.
Outland en 2001, Shadow Chamber en 2005 puis Boarding House en 2009 marquent la mise en place lucide d’un style et d’un vocabulaire uniques. Ballen introduit la mise en scène où il projette ce vertige existentiel. Sous le théâtre la vérité.
Tous ces personnages sont représentés dans des espaces cellulaires indéterminés, crasseux et poussiéreux, sans fenêtres ; seul le mur, omniprésent, en délimite le cadre tant physique que mental. Support de signes, de dessins, de graffitis, le mur, maculé, enregistre les récits, les croyances, les fuites impossibles. Tout comme les animaux, les objets fatigués – dérisoires ou insolites – sont élevés au rang de protagonistes surréalistes d’une scène dont ils brouillent encore plus le sens. Les fils métalliques, électriques, téléphoniques, suspendus, emmêlés, par leur manifestation récurrente, envahissante, obsessionnelle, sont comme autant de symptômes de liens perdus.
Au fil des années s’est mis en place le monde selon Roger Ballen, né de et dans son rapport à la photographie. Nul doute que la rencontre avec la réalité sociale et psychologique de l’Afrique du Sud, en particulier de ses « dorps » fut pour lui une expérience fondatrice : « La découverte de tels lieux signifiait pour moi que j’aurais à y revenir souvent, attiré là par des raisons inexplicables.» Si trouble il y a devant ces univers perçus pour leurs valeurs plastique et esthétique, c’est que, situés en deçà des événements historiques, ils mettent à nu ce sentiment d’aliénation ressenti dans un monde où les êtres sont exilés d’eux-mêmes. Mais il faudra que l’image se libère de son caractère indiciel pour que l’imaginaire « ballenesque » puisse se réaliser comme métaphore de la condition humaine. Un imaginaire que l’artiste prolongera dans la vidéo et l’installation comme théâtralisation de sa vision dystopique du monde. L’entre-deux, lieu de l’incessant va-et-vient entre animé et inanimé, réalité et fiction, humanité et animalité, présence et effacement, nous mène à un espace intérieur aux frontières incertaines. « Mes images ont de multiples épaisseurs de sens et pour moi il est impossible de dire qu’une photographie concerne autre chose que moi-même », aime à rappeler Ballen en écho aux mots de Dubuffet : « L’homme européen ferait bien de détourner par moments son regard, trop rivé à son idéal d’homme social policé et raisonnable, et s’attacher à la sauvegarde extrêmement précieuse à mon sens, de la part de son être demeurée sauvage. »
Martine Lusardy Directrice de la Halle Saint Pierre Commissaire de l’exposition
« Chaque fois que je visite Paris année après année, j’ai hâte de visiter la Halle Saint Pierre. L’art doit se rapporter à l’universel, et non pas au sensationnel, à la mode, ou à ce qui se vend. L’art qu’on peut voir à la Halle Saint Pierre est authentique, essentiel, implicitement compréhensible. L’idée n’est pas de comprendre comment l’art de la Halle Saint-Pierre a été créé, où il a été fabriqué, ni quand il a été produit – il a un effet immédiat dans les recoins plus profonds de l’esprit. J’ai rarement quitté ce musée sans en avoir profondément été bouleversé. Mon exposition, Le Monde selon Roger Ballen à la Halle Saint Pierre reste la plus grande présentation de mon travail en 50 ans de carrière. Il établit clairement le lien entre l’esthétique Ballenesque et l’art outsider qui a joué un rôle crucial dans mon processus créatif. »
Roger Ballen
Le travail photographique de Roger Ballen s’étend sur plus de quarante ans. Ses œuvres étranges et extrêmes confron- tent le spectateur et les mettent au défi de les accompagner dans un voyage explorant les recoins les plus profonds de leur esprit et celui de l’artiste.
Roger Ballen est né à New York en 1950 et vit depuis plus de 30 ans en Afrique du Sud. Son travail de géologue lui a permis de découvrir le monde désolé des lointaines banlieues et des campagnes et l’a amené, à l’aide de son appareil photo, à explorer le monde caché des petites villes sud- africaines. D’abord à l’affût des rues désertes et écrasées par le soleil de midi, il décide d’aller à la rencontre des gens, et découvre un tout autre monde dans les intérieurs de ces maisons, ce qui allait avoir un effet indélébile sur son travail. Ces intérieurs et les occupants de ces mondes fermés lui ont permis de développer sa critique sociale. Dès 1994, il laisse de côté son travail lié au monde rural pour se concentrer sur la vie urbaine, à Johannesburg.
Après 2000, dans la série Outland (2000), il découvre et documente la vie des personnes vivant en marge de la société sud-africaine et poursuit ce travail avec Shadow Chamber (2005). La frontière entre imaginaire et réalité devient de plus en plus ténue dans ses séries suivantes – Boarding House (2009) et Asylum of the Birds (2014) – utilisant dessins, peinture, collage et sculpture pour créer des décors élaborés. Depuis ses débuts, Roger Ballen est donc passée par un travail absent de toute humanité, avant d’utiliser l’individu comme un accessoire, des poupées factices désincarnées. Peu à peu, ses scénarios souvent improvisés incluent la présence d’animaux dont le comportement imprévisible et ambigu apporte tout son sens à son œuvre. Ballen invente une nouvelle esthétique hybride, mais encore fermement enracinée dans l’art photographique en noir et blanc.
Dans sa pratique artistique, Ballen est de plus en plus conquis par les possibilités d’intégration de la photogra- phie et du dessin. Il élargit son répertoire et son langage visuel : en intégrant le dessin dans ses œuvres photographiques et vidéo, l’artiste apporte non seulement une contribution durable au domaine de l’art, mais apporte également un commentaire puissant sur la condition humaine et son potentiel créatif.
Ballen est également l’auteur d’un certain nombre de courts métrages acclamés qui s’harmonisent à merveille avec ses séries photographiques. Le film collaboratif I Fink You Freeky, créé pour le groupe culte Die Antwoord en 2012, a récolté plus de 125 millions de visites sur YouTube. Il créé et présente son travail au Musée de la Chasse et de la Nature (2017) à Paris, au Sydney College of the Arts d’Australie (2016) et au Serlachiujs Museum en Finlande (2015). Il remporte le Prix de la meilleure exposition pour son installation spectaculaire aux Rencontres d’Arles en 2017 avec « Maison de la Ballenesque ». En 2018, à la Biennale de Wiesbaden en Allemagne, il monte une autre installation Roger Ballen’s Bazaar/Bizarre créée dans un centre commercial abandonné. Enfin, dans la série The Theatre of Apparitions (2016), Ballen s’inspire de silouettes dessinées à la main sur des fenêtres dans une prison pour femmes.
En septembre 2017, Thames and Hudson a publié un livre-somme sur l’artiste intitulé Ballenesque. Roger Ballen: A Retrospective.
Depuis 1986, la Halle Saint Pierre est le centre culturel parisien de l’art brut et de l’art singu- lier. Grâce à l’exposition Art brut et compagnie en 1995, une première en France, la Halle Saint Pierre installe sa réputation de musée expéri- mental et précurseur. Elle n’a cessé depuis de présenter au public des collections d’avant-garde, un regard profond et réflexif sur l’art populaire contemporain.
Les grandes expositions historiques étudient la réalité artistique et culturelle que recouvrent les concepts d’art brut, art singulier et art outsider dans les autres cultures : Art Outsider et Folk Art (USA), Haïti : ange et démon, Art brut japonais, British Outsider, Images de l’inconscient (Brésil), ainsi que les derniers succès, Banditi dell’arte (Italie), Sous le vent de l’art brut II, la Collection de Stadshof (Pays-Bas)…
Des expositions thématiques initient ou approfon- dissent les recherches sur des thématiques liées à la spécificité du domaine : inconscient, folie, génie, automatisme, mystique, mythes, origines : Art spirite, médiumnique et visionnaire, Ecriture en Délire, Poupées…
Les expositions collectives et les monographies donnent une place nécessaire à la création vivante : L’œil à l’Etat sauvage, Eloge du dessin, Louis Pons, Le Monde selon HR Giger, Unica Zürn, Fred Deux – Cécile Reims, Michel Macréau, Jean Rustin, Chomo… ainsi que plus récemment Raw Vision, Les Cahiers dessinés, la trilogie HEY! modern art & pop culture, Grand Trouble, Caro/ Jeunet, Turbulence dans les Balkans, Art Brut Japonais II ou encore HEY#4 et Chicago, foyer d’art brut…
Autodidactes virtuoses ou inconscients primi- tifs, ces créateurs radicalement individuels nous offrent des oeuvres porteuses d’excès mais aussi de poésie et d’innovation.
La Halle Saint Pierre redonne la parole à ces exclus des circuits traditionnels, allergiques aux lois de marché, et révèle à chaque exposition temporaire un art sans frontières de genre, en constante évolution.
Un lieu culturel vivant et évolutif à rayonnement international
La Halle s’articule autour d’expositions tempo- raires, d’une librairie et d’un café. Plus qu’un centre d’art, c’est un lieu de vie où se croisent artistes, collectionneurs, amateurs ou simples visiteurs qui échangent idées, points de vue et informations cri- tiques.
De multiples activités culturelles et pédagogiques contribuent au travail de médiation autour de l’art brut : présentations d’artistes singuliers qui ne bé- néficient d’aucun réseau de diffusion, festivals de films, soirées poétiques et littéraires, conférences et débats, salon des petites maisons d’édition, animations jeune public…
Pôle incontournable de la Halle, la librairie est spé- cialisée dans les écrits de l’art et participe chaque année à l’Outsider Art Fair. La Halle Saint Pierre présente également la revue internationale Raw Vision.
En France comme à l’étranger, elle occupe une place unique dans l’actualité et la promotion d’une forme d’art marginale, mouvante, fascinante.
HALLE SAINT PIERRE
2, rue Ronsard – 75018 Paris M° Anvers (2) / Abbesses (12)
Ouvert tous les jours
Semaine de 11h à 18h / Samedi de 11h à 19h / Dimanche de 12h à 18h
Expositions temporaires : plein tarif : 9 € / tarif réduit : 7 €hallesaintpierre.org
museehallesaintpierre @hallestpierre