Nouvelle exposition Société Générale : « Peinture sous pression » de Louis Granet
Exposition du 30 janvier au 30 mars 2019
Tours Société Générale – 17 cours Valmy, Paris La Défense
Il y a beaucoup de choses dans les toiles de Louis Granet. Y compris des personnages chosifiés. A moins qu’il ne s’agisse, dans ces corps et ces figures molletonnés, duveteux, rabougris qui s’avachissent au milieu d’un fatras de colifichets et de déchets, sans cesser de rester droites et dignes sur les paquets de céréales qu’elles tentent d’égayer, de choses personnifiées. Voilà de quel bois sont les créatures dépeintes, un bois en demi-teinte, à la fois vivace et inerte : des petits bonshommes, des peluches, des Captain Crush à l’énergie inaltérable, aux habits éclatants, à la silhouette attendrissante mais à la présence quelconque. Dans les tableaux de Louis Granet, ces effigies d’ordinaire aguichantes deviennent en partie des choses parmi d’autres. On ne dit pas qu’elles n’ont pas gardé là trace de leur trempe ostentatoire. On dit qu’elles sont prises dans une nasse qui les étrique et les rend plus étiques. Elle se serre dans un espace (les limites de la toile) qui est rempli à ras bord de choses et d’autres. Qu’il est temps de qualifier et, autant que possible, de nommer. Ce qui n’est pas simple tant Louis Granet écrase ses sujets. On reconnaîtra peut-être ici une canette de Red Bull (où il est donc encore question d’énergie, de sa perte ou de sa recharge), des fleurs (flétries… ou c’est tout comme), des sacs plastiques, des étiquettes (où les mots imprimés semblent flotter, ivres, plutôt que de faire sens) et puis de la nourriture, des plats japonais (des ramens en nombre), des chips, des céréales donc (l’emballage du moins)… des mets assez peu présentables, tant ils s’affaissent sur eux-mêmes. Eux non plus ne tiennent pas tout à fait droit. Eux aussi semblent écraser, sous leur propre poids. La peinture de Louis Granet est celle de la surcharge (pondérale, chromatique, quantitative, calorique).
C’est une junk-painting, qui préfère les choses grasses, les chaires flasques, les déchets, les surfaces souillées et salies, tout ce qui est jeté, benné, englouti et plus ou moins digéré, plus ou moins recyclé. C’est une peinture qui ne craint pas d’être trop riche, ni d’avoir l’air riche – ce qui ne revient pas au même. C’est une peinture qui surjoue son encombrement – elle se sait trop serrée dans son cadre, trop emmaillotée dans son périmètre, malgré le fait qu’elle tente de se donner de l’air par ses formats conséquents (190 cm x 130cm, ce n’est pas négligeable). C’est enfin, on l’a compris, la peinture d’une époque, la nôtre, celle de la malbouffe, du divertissement ulcérant à force d’être abêtissant, celle du septième continent, un continent de plastiques piégeant et asphyxiant dans ses fibres toxiques et indigestes la faune marine. Celle de la densité et non plus de la profondeur. Celle encore de la compétition pour exister au premier plan parce qu’il n’y a plus d’autre place, plus de place à l’arrière-plan qui a de toute façon disparu de la place. C’est donc encore (on en rajoute parce que, oui, l’art de Louis Granet en remet toujours une couche) une peinture où ce qui est visible, ce sont moins les sujets eux-mêmes, les objets eux-mêmes, que leur lutte à mort pour se rendre visibles et puis pour perdurer, résister à l’usure, aux altérations qui leur sont infligées. C’est donc une peinture qui saisit cette nouvelle vie des objets (la nôtre aussi bien) soumise à l’obsolescence programmée. Elle n’est pas tendre avec ses modèles. Ni avec elle-même. Se faire mal, se malmener, maltraiter sa surface, son support et son image, la peinture à dire vrai ne travaille qu’à cela depuis longtemps.
La peinture n’a jamais craint d’être jetée avec l’eau du bain dans lequel elle trempe depuis toujours. Après avoir, pendant des siècles, préemptée le haut du panier en se consacrant aux genres nobles des scènes mythologiques, ou celui du portrait, du paysage (sublime, champêtre, bucolique) ou encore de la nature morte, s’attardant alors sur les merveilles exotiques ou domestiques, exaltantes ou apaisantes, la peinture, sous le pinceau facétieux ou frondeur des avant-
gardes, s’émancipe de l’autorité, s’autorisant à louvoyer à droite à gauche, vers les à-côtés, les zones roturières de la vie et de l’art. Au XXè siècle, la peinture s’est fait plaisir : monochromatique, elle s’est tue (c’est son côté renfrogné), elle a fait la fête (le pop), jusqu’à perdre la tête (l’op art), elle s’est aventurée hors des limites du cadre du tableau… La liste de ses changements d’humeurs, de formats, de calibres, de palettes, de formes, de perspectives est trop longue pour être ici en entier égrainée. L’essentiel est de saisir que le travail de Louis Granet s’inscrit, à nos yeux, dans l’histoire de la peinture, sans que ni moi ni l’artiste ne prétendions, faut-il seulement prendre la peine de le préciser, que son œuvre soit à ce stade déjà historique. Ce serait prématuré. Simplement, sa peinture ne sort pas de nulle part et on mesure mieux ses enjeux, son toupet, son exaspération, son exagération, son humour, le trop-plein qu’elle représente, si on la considère à l’aune de cette histoire moderne et contemporaine tumultueuse ainsi qu’à l’aune de la texture (gluante, liquide, grasseyante) de la matière picturale : une matière qui tâche, qui imbibe le tissu de la toile par tous ses pores, qui l’humecte ou la charge lourdement.
Louis Granet a eu cette idée, quand il était à New-York, de prendre pour sujet des objets jetés dans des sacs poubelles transparents. Les objets sont donc vus dans un état ou une vie seconde. Ils sont, au moment où l’artiste les perçoit, au rebut, hors d’usage, voire hors de vue, voués à disparaître. Ils ne sont plus que la moitié d’eux-mêmes, vidés de leur substance, voire de leur raison d’être, réduits à une coquille vide. Ils ne sont plus même que des emballages réemballés. Lesquels, eux-mêmes, sont froissés, tassés compressés, déformés. On attend d’une peinture qu’elle perçoive les choses et reproduise cette perception sous un angle spécial. Qu’elle informe le visible (ou l’invisible). C’est le cas chez Louis Granet puisque sa peinture embrasse le visible (tapageur du packaging) et l’invisible (le rebut promis à être broyé), la transparence (le film transparent du sac poubelle) et l’obstacle (l’empilement des choses qui y sont tassées).
Mais on a encore rien dit du trait de Louis Granet. Qui n’est pas gras. Qui écrase certes mais sans bavures. La surface reste lisse et plane de même : tout est figuré en à-plats. Pourquoi ? Pour une raison technique d’abord : l’artiste traite de tout ce qu’on a déjà évoqué, tout ce qui déborde, dégueule, suinte, bave, tape dans l’œil et cause du mal à l’estomac, au filtre des logiciels informatiques qui permettent de calibrer les images, de retravailler leur palette. De l’écran à la toile, tout s’aplanit, sans perdre (au contraire) son éclat. C’est une manière de doper la peinture et une manière de rebooster ces objets en fin de vie. Qui figurent sur la toile comme des objets sous double assistance, informatique et picturale. Deuxième raison à cette platitude assumée de la surface des toiles de Louis Granet : au fil de sa longue histoire, la peinture a fort heureusement abandonné un peu de sa chair. Elle s’est délestée de son gras. On n’en est plus aux temps héroïques, chargés de pathos (les années 50 lyriques) où, lourdement, elle portait (affichait) sur des châssis empesés sa croix : celle de n’être plus qu’un médium plombé par la fulgurance et la pertinence de la photographie. Qui aboutissait à une pratique picturale matiériste. Aujourd’hui, la peinture trouve les moyens de se s’amincir, de se refroidir tout en embrassant le monde, ses pertes et son fracas. Louis Granet – on a gardé le meilleur de son travail pour la fin alors même que c’est ce qui frappe d’emblée – a trouvé cette solution : il tasse ses motifs, les compresse, les écrase certes. Pour faire de la place à quoi ? A un trait noir, récurrent, qui vient les cerner. On peut le voir comme un trait noir qui cerne les choses et leur redonne la consistance que celles-ci avaient perdue. Mais Louis Granet force le trait. Qui finit par gagner du terrain. Par s’épaissir et finalement engloutir et rendre plus nébuleuses les contours des choses qu’il était censé distinguer. Le trait noir qui prend ses aises, qui prend la place, qui opacifie, qui compacte, qui fracture, fragmente la composition… ce trait-là est le trait d’une cassure dans la représentation picturale. Qui signale que les choses ne peuvent plus aujourd’hui figurer intactes à la surface d’un tableau. Malgré leurs couleurs éclatantes, ces choses volent en éclat, s’émiettent, dégoulinent. Pour l’heure, leurs débordements restent contenus – le trait noir jouant aussi le rôle d’un filet qui retient les écarts. Mais menace de céder sous la pression. On verra bien.
Judicaël Lavrador
La Défense, Paris
Du 30 janvier au 30 mars 2019